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Fw: L'Orange mécanique .. (_A Clockwork Orange_).
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EDNOTE. Although VN is mentioned only en passant here, Burgess was one of VN's closest readers -- something that is very apparent inhis work.
----- Original Message -----
From: Sandy P. Klein
http://www.magazine-litteraire.com/archives/ar_393-1.htm
Entretien avec Anthony Burgess
Par Robert Louit
Magazine littéraire n° 87
Avril 1974
Shakespeare, par Pancho
« En Shakespeare se trouvent réunis tous les dramaturges de son temps ; il est vingt hommes en un, et aussi lui-même, énigmatique mais étrangement sympathique. Une grandeur qu'a résumée Alexandre Dumas : « Le plus grand créateur après Dieu. »
Nous en resterons là. »
Q - A travers le film de Stanley Kubrick, « Orange mécanique » est devenu une sorte de mythe moderne. Des gens qui ignorent tout de votre roman utilisent maintenant son titre à propos de n'importe quel fait divers violent. Comment jugez-vous cette situation un peu paradoxale et surtout pensez-vous que votre livre a été bien compris ?
Anthony Burgess - La violence ne constituait pas l'essentiel de mon roman. L'important, pour moi, le véritable sujet était le débat philosophique fondamental sur le libre arbitre. J'ai voulu montrer un personnage, Alex, totalement libre et que sa liberté poussait vers le mal, dont les actes de violence ne constituent qu'une expression. D'autre part, j'avais inventé à partir de l'anglais et du russe un dialecte qui faisait écran entre le lecteur et cette violence. Certes, on retrouve ce dialecte dans le film, mais la différence, vous vous en doutez, réside dans l'image : la violence se voit. Je me retrouve donc bien malgré moi associé à la violence du film : c'est de cela surtout que les gens se souviennent et mon roman ne leur sert plus que d'aide-mémoire. Dans le livre, j'avais introduit le concept d'ultra-violence qu'il ne faut pas comprendre comme une violence physique exceptionnelle, mais comme un état mental gouverné par l'idée de violence. L'ul! tra-violence, est en fait le résultat d'un choix, la manifestation d'une liberté individuelle sans frein et la pression de l'Etat moderne, quel qu'il soit, sur cette liberté.
Q - Il me semble que, peut-être à cause du film, mais aussi parce que votre récit est écrit à la première personne, les gens ont tendance à s'identifier à Alex en le chargeant de toutes les valeurs positives et en donnant à l'Etat seul la responsabilité de la répression. Malgré tout, je ne pense pas que les choses soient aussi simples dans votre livre.
Anthony Burgess - Il est bien sûr très facile de s'identifier à l'Alex très physique, très sensuel, du film de Kubrick. Dans le livre, on peut suivre à un moment Alex dans la mesure où il est victime d'une répression, mais mon intention n'était pas de lui donner entièrement raison. Comme vous le savez, le livre a été publié en Angleterre et aux Etats-Unis avec deux fins différentes - je ne sais pas quelle édition on a suivie en France - l'une de ces fins montrait Alex s'intégrant enfin à la société, désirant se marier, avoir des enfants, se tourner vers des activités plus créatives qu'auparavant. C'est pour moi la fin la plus juste car je désire montrer que la violence, cette explosion d'énergie qui ne trouve pas d'issue positive et se consume en brutalité gratuite n'est qu'une phase du développement de l'individu.
En réalité le succès d' « Orange mécanique » donne de moi une image assez peu fidèle car vous trouverez dans mes autres livres fort p! eu de violence et fort peu de représentation directe de la sexualité. J'ai toujours été un peu réservé, voire timide, dans mon traitement de ce thème.
Q - « Orange mécanique » et « La folle semence » forment dans votre œuvre une sorte de couple. Ecrits à la même époque, ils empruntent tous les deux à la science-fiction et traitent du même sujet : les rapports de l'individu et du pouvoir répressif de l'Etat, ainsi que les frontières de la liberté individuelle.
Anthony Burgess - C'est également vrai de la plupart de mes autres romans. J'ai été catholique, je ne le suis plus ; mais les traces de cette éducation ne sont pas faciles à effacer. Je reste très préoccupé par le problème classique du libre arbitre et du choix individuel. Quant au reste, vous avez raison : j'ai emprunté dans ces deux livres à la science-fiction comme ailleurs au roman d'espionnage ou au roman historique. J'aime utiliser des genres dits populaires comme de pures formes que je remplis ensuite, si vous voulez, d'un autre vin, d'un vin de ma cuvée personnelle. Le procédé n'est pas nouveau, d'ailleurs ; les dramaturges élisabethains, et Shakespeare au premier chef, n'agissaient pas autrement lorsqu'ils adaptaient à leurs besoins la tragédie antique ou les pièces de Sénèque par exemple. Je crois qu'il est important de présenter aux gens un type de récit qu'ils sont susceptibles d'accepter immédiatement si l'on veut pouvoir les intéresser ! à son véritable propos. Je ne crois pas que le lecteur anglais moyen ouvrirait un roman dont la forne ne lui serait pas d'une manière ou d'une autre déjà familière. Je ne pense pas être un écrivain « commercial » - en fait, je suis sans doute moins « commercial » que d'autes - mais il y a là, à mon avis, une exigence de communication très importante. Bien sûr, ces superpositions d'éléments hétérogènes satisfont aussi chez moi une passion personnelle. Ces emprunts peuvent d'ailleurs dépasser le champ littéraire. Je viens d'achever un roman qui traite de la vie de Napoléon et je lui ai donné la structure de la Symphonie héroïque. Mon éditeur londonien, qui attend sans doute une sorte de fresque populaire à la manière d'Angélique, aura quelques surprises.
Q - Les traces du « catholicisme » que vous mentionnez sont assez apparentes dans « La folle semence ».
Anthony Burgess - Le débat religieux continue de m'intéresser. Il me semble qu'il s'agit encore d'un sujet important. En réalité, soyons honnêtes : le sexe et la religion sont les deux seules choses dont il importe de parler, n'est-ce pas ? (rires).
Q - La procréation paraît jouer dans « La folle semence » le même rôle que la violence dans « Orange mécanique » : celui d'une certaine quantité d'énergie individuelle irréductible à l'ordre social, et qui amène fatalement un conflit entre l'individu et le pouvoir.
Anthony Burgess - Il y a dans « La folle semence » un passage où le héros emprisonné écrit des slogans obscènes sur les murs de sa cellule. Pensant à son enfant putatif, il écrit : mon enfant, mon gros mot. Les gros mots, comme le sexe, comme la religion, sont des forces vitales, des expressions de l'énergie individuelle qui s'opposent à la stabilité, laquelle correspond à un affaiblissemnt de cette énergie. L'amour est une énergie informe, que la société est impuissante à tenir en bride. Comme dans le « 1984 » de George Orwell, c'est la première chose contre laquelle le pouvoir est amené à lutter. Le but de l'Etat est de détourner l'énergie sexuelle et de la pervertir en amour de l'Etat. Le sexe, comme l'art, est essentiellement anarchique ; ce sont des valeurs qu'il importe de préserver.
Q - Vous avez écrit un jour que toutes les œuvres d'art étaient dangereuses, même « Peter Pan ».
Anthony Burgess - Cela est profondément vrai, et je suis sûr que tout Etat rêve secrètement de brûler les livres. Nous avons vécu dans des endroits où la chose se pratique : à Malte, on brûle encore des exemplaires de Voltaire. Toute œuvre d'art nous affecte. Mon jeune fils s'est identifié à Peter Pan après avoir vu le film de Walt Disney et a voulu s'envoler par la fenêtre. En Angleterre, surtout depuis l'aventure du couple criminel inspiré par le marquis de Sade voici quelques années, de grandes voix libérales comme celle de Lord Snow s'élèvent pour dire que toute œuvre capable de nuire à un enfant devrait être interdite. Toute œuvre d'art est un risque et je crois qu'il faut l'accepter ; accepter donc, de vivre dangereusement.
Même une œuvre aussi peu suspecte d'influence pernicieuse que celle de Mozart me semble profondément anarchiste. La musique de Mozart nous suggère un ordre sublime de l'univers que les sociétés huymaines sont bien incapables d! 'atteindre. Je ne pense pas que l'écoute de Mozart renforce chez quiconque le goût de la police et de l'Etat. Elle ne peut qu'amener une prise de conscience de la situation insatisfaisante du monde où nous vivons.
Q - Revenons à « La folle semence ». Ne peut-on dire que c'est la chair humaine qui est au centre du livre ? En effet, nous avons d'un côté le désir d'en absorber sous la forme du cannibalisme, et de l'autre le désir d'en produire qui est la procréation. Ces deux activités amènent un conflit avec les forces au pouvoir.
Anthony Burgess - Vous vous rappellerez que dans le roman les personnages n'ont pas de dents, à l'exception de la femme du héros, qui a précisément conservé tous ses « appétits ». L'acte d'amour et celui de consommer de la chair humaine sont ici explicitement liés. Et la référence est encore une fois religieuse : il suffit de repenser au mystère de la Cène et aux paroles du Christ, qui ont une portée beaucoup plus grande que les théologiens ne le supposent. Le tabou de l'absorption de la chair humaine m'apparaît comme une véritable forme de puritanisme sexuel. Il n'est pas du tout impossible que d'ici à un siècle ou deux, ce tabou soit levé et que la consommation de chair humaine apparaisse comme le dernier acte qui complétera le cycle auquel l'humanité travaille depuis si longtemps.
Q - Parlez-vous sérieusement ?
Anthony Burgess- Oh ! tout à fait. Enfin, je n'irais pas jusqu'à proposer cela comme programme politique lors d'une élection (rires). La question se poserait de savoir qui va manger qui. Mais le symbole reste valable : les hommes soumettent au tabou ce qu'ils désirent le plus. Le sexe devient tabou, l'ingestion de la chair devient tabou. Lorsque j'ai écrit « La folle semence », je venais de séjourner en Inde où ce tabou s'étend également à la chair animale ; rien n'est pire que de marcher dans les rues de Calcutta où l'on voit des gens affamés et de savoir que l'on ne peut rien faire pour eux.
Q - La linguistique est une préoccupation constante dans votre œuvre.
Anthony Burgess - J'utilise des éléments de phillologie dans certains de mes livres, mais je tiens à préciser que je ne suis pas un véritable linguiste. Simplement, je crois qu'il y a quelque hypocrisie lorsqu'on écrit un roman à prétendre que les mots sont transparents, qu'il s'agit d'étiquettes au travers desquelles on discerne clairement la « réalité », le « référent ». Il est pourtant courant d'admettre en poésie que les mots sont la réalité première ; je ne vois pas pourquoi on refuserait de l'admettre pour le reste de la littérature. Lorsqu'on écrit le mot violence, il importe d'avoir conscience que le mot luit-même n'est pas violent, voire qu'il s'accompagne de connotations - viole, violon - exactement opposées. Je crois que Nabokov a raison de déclarer que le langage lui-même est un des personnages de la fiction. C'est ce qui se passe dans le dernier roman que j'ai publié, M/F, où le héros est amené à commettre l'inceste sans s'en r! endre compte parce qu'il est capable de résoudre des énigmes.
Q - Vous aviez déjà réalisé quelque chose de semblabe avec le langage d' « Orange mécanique », et je crois savoir que vous ne vouliez pas de glossaire à la fin du livre.
Anthony Burgess - En effet. Avec un glossaire, il y a toujours le risque que les gens s'y reportent systématiquement comme s'ils lisaient une langue étrangère et le langage perd alors son statut romanesque. « Orange mécanique » était programmé très précisément de façon à ce que le lecteur apprenne tout en lisant et qu'à la fin du volume, il connaisse sans s'en aperceoir quelque chose comme trois cents mots russes.
Q - En somme, vous utilisez le langage d'une manière stratégique et vous lui attribuez une fonction différente de celle qu'on lui reconnaît d'ordinaire. Dans votre essai sur Shakespeare, vous écrivez que le langage n'est pas destiné tout d'abord à transmettre des idées ou des informations, mais à maintenir un contact social dans l'obscurité.
Anthony Burgess - Il s'agit d'une thèse de Malinovski, qu'il faut entendre littéralement : le langage aurait été à l'origine un moyen pour les hommes de se reconnaître la nuit lorsqu'ils ne pouvaient pas s'apercevoir. J'ai été amené à réfléchir à ce problème de la fonction du lagage en écrivant mon roman sur Napoléon, dont la dernière partie est rédigée à la manière d'Henry James. En effet, à la fin de sa vie, on raconte qu'Henry James se prenait pour Napoléon. Il m'est donc apparut tout à fait naturel que Napoléon, dans ses derniers jours, se prenne pour Henry James. En relisant James, je me suis aperçu qu'il était peut-être le premier écrivain moderne, car chez lui le langage assume un rôle nouveau qui est purement et simplement de restituer sur le mode romanesque le fonctionnement de son esprit. Aujourd'hui, nous sommes capables de plus en plus de transmettre nos informations par des moyens audiovisuels et il faut donc trouver au langage une nouvelle utilis! ation qui serait de communiquer à autrui non un message au sens classique du terme, mais la forme complète d'un esprit.
Inmagazine littéraire n° 87 - avril 1974
« L'Orange mécanique » et « La folle semence » ont été publiés aux éditions Laffont.
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From: Sandy P. Klein
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Entretien avec Anthony Burgess
Par Robert Louit
Magazine littéraire n° 87
Avril 1974
Shakespeare, par Pancho
« En Shakespeare se trouvent réunis tous les dramaturges de son temps ; il est vingt hommes en un, et aussi lui-même, énigmatique mais étrangement sympathique. Une grandeur qu'a résumée Alexandre Dumas : « Le plus grand créateur après Dieu. »
Nous en resterons là. »
Q - A travers le film de Stanley Kubrick, « Orange mécanique » est devenu une sorte de mythe moderne. Des gens qui ignorent tout de votre roman utilisent maintenant son titre à propos de n'importe quel fait divers violent. Comment jugez-vous cette situation un peu paradoxale et surtout pensez-vous que votre livre a été bien compris ?
Anthony Burgess - La violence ne constituait pas l'essentiel de mon roman. L'important, pour moi, le véritable sujet était le débat philosophique fondamental sur le libre arbitre. J'ai voulu montrer un personnage, Alex, totalement libre et que sa liberté poussait vers le mal, dont les actes de violence ne constituent qu'une expression. D'autre part, j'avais inventé à partir de l'anglais et du russe un dialecte qui faisait écran entre le lecteur et cette violence. Certes, on retrouve ce dialecte dans le film, mais la différence, vous vous en doutez, réside dans l'image : la violence se voit. Je me retrouve donc bien malgré moi associé à la violence du film : c'est de cela surtout que les gens se souviennent et mon roman ne leur sert plus que d'aide-mémoire. Dans le livre, j'avais introduit le concept d'ultra-violence qu'il ne faut pas comprendre comme une violence physique exceptionnelle, mais comme un état mental gouverné par l'idée de violence. L'ul! tra-violence, est en fait le résultat d'un choix, la manifestation d'une liberté individuelle sans frein et la pression de l'Etat moderne, quel qu'il soit, sur cette liberté.
Q - Il me semble que, peut-être à cause du film, mais aussi parce que votre récit est écrit à la première personne, les gens ont tendance à s'identifier à Alex en le chargeant de toutes les valeurs positives et en donnant à l'Etat seul la responsabilité de la répression. Malgré tout, je ne pense pas que les choses soient aussi simples dans votre livre.
Anthony Burgess - Il est bien sûr très facile de s'identifier à l'Alex très physique, très sensuel, du film de Kubrick. Dans le livre, on peut suivre à un moment Alex dans la mesure où il est victime d'une répression, mais mon intention n'était pas de lui donner entièrement raison. Comme vous le savez, le livre a été publié en Angleterre et aux Etats-Unis avec deux fins différentes - je ne sais pas quelle édition on a suivie en France - l'une de ces fins montrait Alex s'intégrant enfin à la société, désirant se marier, avoir des enfants, se tourner vers des activités plus créatives qu'auparavant. C'est pour moi la fin la plus juste car je désire montrer que la violence, cette explosion d'énergie qui ne trouve pas d'issue positive et se consume en brutalité gratuite n'est qu'une phase du développement de l'individu.
En réalité le succès d' « Orange mécanique » donne de moi une image assez peu fidèle car vous trouverez dans mes autres livres fort p! eu de violence et fort peu de représentation directe de la sexualité. J'ai toujours été un peu réservé, voire timide, dans mon traitement de ce thème.
Q - « Orange mécanique » et « La folle semence » forment dans votre œuvre une sorte de couple. Ecrits à la même époque, ils empruntent tous les deux à la science-fiction et traitent du même sujet : les rapports de l'individu et du pouvoir répressif de l'Etat, ainsi que les frontières de la liberté individuelle.
Anthony Burgess - C'est également vrai de la plupart de mes autres romans. J'ai été catholique, je ne le suis plus ; mais les traces de cette éducation ne sont pas faciles à effacer. Je reste très préoccupé par le problème classique du libre arbitre et du choix individuel. Quant au reste, vous avez raison : j'ai emprunté dans ces deux livres à la science-fiction comme ailleurs au roman d'espionnage ou au roman historique. J'aime utiliser des genres dits populaires comme de pures formes que je remplis ensuite, si vous voulez, d'un autre vin, d'un vin de ma cuvée personnelle. Le procédé n'est pas nouveau, d'ailleurs ; les dramaturges élisabethains, et Shakespeare au premier chef, n'agissaient pas autrement lorsqu'ils adaptaient à leurs besoins la tragédie antique ou les pièces de Sénèque par exemple. Je crois qu'il est important de présenter aux gens un type de récit qu'ils sont susceptibles d'accepter immédiatement si l'on veut pouvoir les intéresser ! à son véritable propos. Je ne crois pas que le lecteur anglais moyen ouvrirait un roman dont la forne ne lui serait pas d'une manière ou d'une autre déjà familière. Je ne pense pas être un écrivain « commercial » - en fait, je suis sans doute moins « commercial » que d'autes - mais il y a là, à mon avis, une exigence de communication très importante. Bien sûr, ces superpositions d'éléments hétérogènes satisfont aussi chez moi une passion personnelle. Ces emprunts peuvent d'ailleurs dépasser le champ littéraire. Je viens d'achever un roman qui traite de la vie de Napoléon et je lui ai donné la structure de la Symphonie héroïque. Mon éditeur londonien, qui attend sans doute une sorte de fresque populaire à la manière d'Angélique, aura quelques surprises.
Q - Les traces du « catholicisme » que vous mentionnez sont assez apparentes dans « La folle semence ».
Anthony Burgess - Le débat religieux continue de m'intéresser. Il me semble qu'il s'agit encore d'un sujet important. En réalité, soyons honnêtes : le sexe et la religion sont les deux seules choses dont il importe de parler, n'est-ce pas ? (rires).
Q - La procréation paraît jouer dans « La folle semence » le même rôle que la violence dans « Orange mécanique » : celui d'une certaine quantité d'énergie individuelle irréductible à l'ordre social, et qui amène fatalement un conflit entre l'individu et le pouvoir.
Anthony Burgess - Il y a dans « La folle semence » un passage où le héros emprisonné écrit des slogans obscènes sur les murs de sa cellule. Pensant à son enfant putatif, il écrit : mon enfant, mon gros mot. Les gros mots, comme le sexe, comme la religion, sont des forces vitales, des expressions de l'énergie individuelle qui s'opposent à la stabilité, laquelle correspond à un affaiblissemnt de cette énergie. L'amour est une énergie informe, que la société est impuissante à tenir en bride. Comme dans le « 1984 » de George Orwell, c'est la première chose contre laquelle le pouvoir est amené à lutter. Le but de l'Etat est de détourner l'énergie sexuelle et de la pervertir en amour de l'Etat. Le sexe, comme l'art, est essentiellement anarchique ; ce sont des valeurs qu'il importe de préserver.
Q - Vous avez écrit un jour que toutes les œuvres d'art étaient dangereuses, même « Peter Pan ».
Anthony Burgess - Cela est profondément vrai, et je suis sûr que tout Etat rêve secrètement de brûler les livres. Nous avons vécu dans des endroits où la chose se pratique : à Malte, on brûle encore des exemplaires de Voltaire. Toute œuvre d'art nous affecte. Mon jeune fils s'est identifié à Peter Pan après avoir vu le film de Walt Disney et a voulu s'envoler par la fenêtre. En Angleterre, surtout depuis l'aventure du couple criminel inspiré par le marquis de Sade voici quelques années, de grandes voix libérales comme celle de Lord Snow s'élèvent pour dire que toute œuvre capable de nuire à un enfant devrait être interdite. Toute œuvre d'art est un risque et je crois qu'il faut l'accepter ; accepter donc, de vivre dangereusement.
Même une œuvre aussi peu suspecte d'influence pernicieuse que celle de Mozart me semble profondément anarchiste. La musique de Mozart nous suggère un ordre sublime de l'univers que les sociétés huymaines sont bien incapables d! 'atteindre. Je ne pense pas que l'écoute de Mozart renforce chez quiconque le goût de la police et de l'Etat. Elle ne peut qu'amener une prise de conscience de la situation insatisfaisante du monde où nous vivons.
Q - Revenons à « La folle semence ». Ne peut-on dire que c'est la chair humaine qui est au centre du livre ? En effet, nous avons d'un côté le désir d'en absorber sous la forme du cannibalisme, et de l'autre le désir d'en produire qui est la procréation. Ces deux activités amènent un conflit avec les forces au pouvoir.
Anthony Burgess - Vous vous rappellerez que dans le roman les personnages n'ont pas de dents, à l'exception de la femme du héros, qui a précisément conservé tous ses « appétits ». L'acte d'amour et celui de consommer de la chair humaine sont ici explicitement liés. Et la référence est encore une fois religieuse : il suffit de repenser au mystère de la Cène et aux paroles du Christ, qui ont une portée beaucoup plus grande que les théologiens ne le supposent. Le tabou de l'absorption de la chair humaine m'apparaît comme une véritable forme de puritanisme sexuel. Il n'est pas du tout impossible que d'ici à un siècle ou deux, ce tabou soit levé et que la consommation de chair humaine apparaisse comme le dernier acte qui complétera le cycle auquel l'humanité travaille depuis si longtemps.
Q - Parlez-vous sérieusement ?
Anthony Burgess- Oh ! tout à fait. Enfin, je n'irais pas jusqu'à proposer cela comme programme politique lors d'une élection (rires). La question se poserait de savoir qui va manger qui. Mais le symbole reste valable : les hommes soumettent au tabou ce qu'ils désirent le plus. Le sexe devient tabou, l'ingestion de la chair devient tabou. Lorsque j'ai écrit « La folle semence », je venais de séjourner en Inde où ce tabou s'étend également à la chair animale ; rien n'est pire que de marcher dans les rues de Calcutta où l'on voit des gens affamés et de savoir que l'on ne peut rien faire pour eux.
Q - La linguistique est une préoccupation constante dans votre œuvre.
Anthony Burgess - J'utilise des éléments de phillologie dans certains de mes livres, mais je tiens à préciser que je ne suis pas un véritable linguiste. Simplement, je crois qu'il y a quelque hypocrisie lorsqu'on écrit un roman à prétendre que les mots sont transparents, qu'il s'agit d'étiquettes au travers desquelles on discerne clairement la « réalité », le « référent ». Il est pourtant courant d'admettre en poésie que les mots sont la réalité première ; je ne vois pas pourquoi on refuserait de l'admettre pour le reste de la littérature. Lorsqu'on écrit le mot violence, il importe d'avoir conscience que le mot luit-même n'est pas violent, voire qu'il s'accompagne de connotations - viole, violon - exactement opposées. Je crois que Nabokov a raison de déclarer que le langage lui-même est un des personnages de la fiction. C'est ce qui se passe dans le dernier roman que j'ai publié, M/F, où le héros est amené à commettre l'inceste sans s'en r! endre compte parce qu'il est capable de résoudre des énigmes.
Q - Vous aviez déjà réalisé quelque chose de semblabe avec le langage d' « Orange mécanique », et je crois savoir que vous ne vouliez pas de glossaire à la fin du livre.
Anthony Burgess - En effet. Avec un glossaire, il y a toujours le risque que les gens s'y reportent systématiquement comme s'ils lisaient une langue étrangère et le langage perd alors son statut romanesque. « Orange mécanique » était programmé très précisément de façon à ce que le lecteur apprenne tout en lisant et qu'à la fin du volume, il connaisse sans s'en aperceoir quelque chose comme trois cents mots russes.
Q - En somme, vous utilisez le langage d'une manière stratégique et vous lui attribuez une fonction différente de celle qu'on lui reconnaît d'ordinaire. Dans votre essai sur Shakespeare, vous écrivez que le langage n'est pas destiné tout d'abord à transmettre des idées ou des informations, mais à maintenir un contact social dans l'obscurité.
Anthony Burgess - Il s'agit d'une thèse de Malinovski, qu'il faut entendre littéralement : le langage aurait été à l'origine un moyen pour les hommes de se reconnaître la nuit lorsqu'ils ne pouvaient pas s'apercevoir. J'ai été amené à réfléchir à ce problème de la fonction du lagage en écrivant mon roman sur Napoléon, dont la dernière partie est rédigée à la manière d'Henry James. En effet, à la fin de sa vie, on raconte qu'Henry James se prenait pour Napoléon. Il m'est donc apparut tout à fait naturel que Napoléon, dans ses derniers jours, se prenne pour Henry James. En relisant James, je me suis aperçu qu'il était peut-être le premier écrivain moderne, car chez lui le langage assume un rôle nouveau qui est purement et simplement de restituer sur le mode romanesque le fonctionnement de son esprit. Aujourd'hui, nous sommes capables de plus en plus de transmettre nos informations par des moyens audiovisuels et il faut donc trouver au langage une nouvelle utilis! ation qui serait de communiquer à autrui non un message au sens classique du terme, mais la forme complète d'un esprit.
Inmagazine littéraire n° 87 - avril 1974
« L'Orange mécanique » et « La folle semence » ont été publiés aux éditions Laffont.
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