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Ramuz, Cingria, Constant, Rousseau, Stendhal,
Nabokov et Morand ... (fwd)
Nabokov et Morand ... (fwd)
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Date: Wednesday, October 29, 2003 7:51 AM -0500
From: "Sandy P. Klein" <spklein52@hotmail.com>
http://www.liberation.com/page.php?Article=153331#
Livres
Chessex, ogre doux.
Goncourt 1973 avec «l'Ogre», Jacques Chessex le Vaudois, qui a fait ses
classes à l'ombre du trio Paulhan, Aury, Arland, est imbibé de littérature
française. Rencontre en Suisse autour de «Monsieur», confession d'un
amateur de «textes braves» et de chair fraîche.
Par Philippe LANÇON
mardi 28 octobre 2003 (Liberation.fr - 22:51)
Libération.fr vous propose de relire cet article publié le 8 novembre 2001.
Lausanne envoyé spécial
out l'écrivain est dans sa vue. Côté salon, l'impeccable dentelle des Alpes
suisses. Côté bureau, le cimetière du village, coiffé du roux de la forêt.
Le Vaudois Jacques Chessex, 67 ans, pieds nus dans de vieilles baskets,
aime y guetter à l'aube, avant d'écrire, la déception de la chouette: «Quoi
de surprenant, me dis-je alors, que cette amie emplumée se déçoive de ma
distraction dans cette aube claire, au moins s'étonne de ma paresse à
penser aux morts?» Le village de Ropraz est ainsi: un bel endroit pour se
préparer et mourir. Il faut d'abord quitter Lausanne et traverser la plaine
de Sainte-Catherine, où les bandits, sortant du bois, attaquaient les
diligences. «Cette plaine, explique Chessex, a un effet magique. C'est ma
chambre de décompression. Je m'y purifie.» Le village est après le col.
L'écrivain signale une ferme de 1821, «année de naissance de Flaubert et de
Baudelaire», et un petit châtea! u voisin, «Voltaire y a sans doute corrigé
Candide». A Lausanne, il indique la maison où Casanova fut amoureux d'une
femme qu'il fit épouser par un autre; puis il raconte l'histoire dans le
détail, comme si Casanova, parti la veille en pleurant, allait revenir
demain. Poète, romancier, essayiste, Chessex est imbibé de littérature.
Ramuz, Cingria, Constant, Rousseau, Stendhal, Nabokov et Morand, règnent
vivants sur sa campagne suisse comme la chouette sur son cimetière. Il aime
les textes raffinés «comme on raffine le sucre pour pouvoir le consommer.
Ramuz a écrit: "J'aime le bois, la laine, ce sont des choses braves. J'aime
les textes braves: produits par les viscères, l'intelligence, la culture et
l'envie forcenée de faire un livre élémentaire, semblable à aucun autre"».
Son grand-père possédait un portrait en bois gravé de Ramuz et l'enfant
Chessex a vu le génie suisse avant sa mort: «Il allait chercher ses
cigarettes avec sa cape. Je le regardais comme un monstre. Je ! l'ai
ensuite remercié d'avoir traversé le Jura pour être publié à Pari s. Il a
dépassé le complexe du Vaudois.» Surtout, il y a cette langue, née en
territoire hostile: «Les écrivains français, Gide, Mauriac, ne se sont pas
posé la question de la légitimité du langage. Ils avaient une langue de
droit divin. Ramuz a été très contesté. Il lui a fallu trouver sa langue.
Elle n'a rien à voir avec le mistralisme, le grotesque écologisme du
langage. C'est une langue cubiste.» Incarnata (1999) met en scène un
écrivain médiocre qui se réjouit de la mort de Ramuz. Chessex a fait bâtir
sa maison après avoir obtenu le prix Goncourt, pour l'Ogre, en 1973. Il
avait 40 ans. Il buvait depuis le suicide de son père, le 14 avril 1956, et
disait qu'il écrivait parce qu'il avait peur de la mort. L'Ogre raconte
l'histoire et le suicide d'un professeur écrasé par l'ombre d'un père
autoritaire et jouisseur. Chessex, lui, était le fils inconsolable d'un
homme perdu. Dans Monsieur, son nouveau livre, composé de superbes échardes
autobiographiques, il raconte que ce! père, enseignant comme lui, coucha
avec l'une de ses élèves, âgée de 14 ans: «Mais on est en 1939, au fond
d'une terre opaque de gourmandise et d'intrigues, mon père est un notable,
on ne peut rien contre lui, et de toute façon, la jeune fille serait perdue
si la police passait par là.» On la punit en la fouettant, «ses cris
devront entrer dans le cerveau de mon père comme des clous chauffés au
rouge dans la chair du coupable». Chessex entend, voit, comprend; il bande
aussi. «Ce n'est rien», lui dit son père, «et tout à coup je le regarde et
je vois sur son visage, dans son regard, sur sa bouche, une expression
d'égarement que je n'oublierai jamais». Soixante ans plus tard, de ce père
en enfer tant aimé, il écrit: «J'ai dû apprendre avec un mort parfois plus
vivant que moi. Avec un mort puissant dans sa vie, et se tuant comme on tue
le coupable qui doit payer [...] Aujourd'hui je ne souffre plus de ces
choses. Elles n'atteignent plus l'égalité d'humeur que je me souhait! e. Je
me suis allégé aussi de l'inutile peine.» Mais pour cela, il a fallu du
temps. Pendant trente ans, l'alcool a tout alourdi. Chessex l'a pratiqué
«d'une façon continue et scandaleuse», sans jamais lui sacrifier
l'écriture: «Je n'ai jamais écrit ivre.» C'est alors sa permanente liqueur
d'angoisse. L'homme est sanguin. Il boxe en poids moyen. Il joue du
piano-jazz et du banjo. Il lève et gamahuche les femmes. Dans les cafés, il
lui arrive d'étriller le bourgeois qui insulte son père ou le poivrot qui
l'agresse, «ce sont de petites légendes que je ne regrette pas». Un jour,
il est en prison avec des légionnaires. Il leur récite des poèmes de
Baudelaire: «Ils me disaient: "Continue! C'est beau! Continue!"» Il se
marie, divorce, se remarie, a des enfants, est quitte. L'alcool l'éloigne
de tout, sauf de sa page. «Je choisissais mes itinéraires en fonction des
heures, sachant qui je pouvais trouver à tel ou tel endroit. Je buvais
dehors, dedans, comme on buvait dans les années soixante. Au déjeuner,deux
ou trois whiskies, puis une bouteill! e de bourgogne aligoté, puis deux ou
trois bouteilles de rouge, puis la liqueur. Je n'étais pas ivre, mais
complètement alcoolisé. Je pouvais tenir des soirées entières et
j'enterrais le monde.» Le vin infuse les contradictions qui secouent ses
livres. Chessex est un jouisseur calviniste, un protestant pas catholique,
mi-Gide, mi-Claudel. Gide par sa manière de «protester», de «ne pas la
boucler». Claudel par sa jouissance de la «totalité». Affamé de vivre et
soumis au père suicidé. Fou de nature, fou de secret et de vérité. Carabas,
l'Ogre, la Mort d'un Juste, Jonas, Judas le transparent, autant de romans
pour décliner cette rage, dans une langue précisément lyrique. Dans les
années soixante, Chessex n'est pas encore romancier, mais il hante déjà la
vie littéraire. En Suisse, il fréquente Philippe Jacottet, Maurice Chappaz
(1), bientôt Jean Starobinski. A Paris, il commence à publier chez Grasset,
où sont ses amis de jeunesse Yves Berger, François Nourissier, Dominique !
Fernandez. Il lance une revue, Médiations, et écrit dans le temple, la
Nouvelle Revue française, sous l'oeil d'un tandem ambigü et jaloux: Jean
Paulhan et Marcel Arland. La première fois qu'il va chez Paulhan, ils
sifflent à deux trois bouteilles de porto, «Paulhan adorait le porto
rouge». Dans les dîners en ville, Chessex s'ennuie, comme tout le monde, et
il boit encore: «L'hôtesse criait à mes oreilles, l'hôte se faisait valoir,
et moi j'avais le vin. Je me saoulais tranquillement dans mon coin.» La
comédie des autres est une violence difficile à supporter: à cette époque,
«Nourissier n'allait jamais dans une soirée sans avoir deux ou trois
bouteilles de whisky dans le coffre de sa voiture.» Arland, Guillevic,
André Frénaud, Henri Thomas, tous se raidissent dans des cafés parisiens.
L'alcool, pour ces écrivains, baigne le métier de vivre. Le 1er janvier
1988, Chessex promet d'arrêter à deux intimes, et le fait. Une amie lui
avait dit: «Tu est fort, mais l'alcool sera le plus fort.» Le vin, quand il
le dénonce, devient l'ennemi ?mais au! ssi l'explication? de ses livres:
leur envers noir. «C'était une chaîne que je ne pouvais plus porter. Le vin
empêche une appréciation fine du véritable poids des choses. C'est une
espèce de claustrophobie et je déteste les limites. Dans ma vie fragmentée
et organisée d'enseignant, il était mon chant profond.» Dans Lausanne, les
cafés lui tendent les bras comme d'anciens amis. Il ne les regrette pas,
mais on a l'impression qu'il a arrêté de boire la veille. Il se désaltère
avec de la bière sans alcool. A table, il vous accompagne en se servant un
verre de blanc qu'il ne touche pas et qui monte la garde, comme un défi,
entre lui et ses fantômes. Il vous regarde boire en parlant comme personne
du néant dont naît la phrase de Flaubert avant d'y retourner. Il a écrit un
bel essai, Flaubert ou le désert en abîme (1991). En regardant le vin
immobile, il murmure: «Un coeur simple, c'est la perfection. Je l'ai
souvent lu à mes élèves ou en conférence. J'ai toujours vu pleurer qu!
elqu'un à la mort de Félicité. Pourquoi?» Il a été professeur de fr ançais
et d'histoire pendant vingt-cinq ans au Gymnase (lycée) de Lausanne dont il
avait été viré, élève, pour indiscipline. Il est d'une lignée d'enseignants
étymologistes. Sa mère contait les Fables de La Fontaine. Aveugle quelques
années avant sa mort, elle inventait de petites fables, nées de jeux de
mots, que Chessex et sa soeur ont enregistrées. L'écrivain est donc un
conteur. Quand il dit, chaque mot est mis en scène, se détache et vibre du
plaisir d'avoir été pensé et dégluti. Il fouit la phrase avec la bouche
comme il embrasse le sexe des femmes, qu'il décrit et aime tant. Dans
Portrait des Vaudois (1967), il faisait l'éloge du cochon, à la manière
dont Claudel avait fait celui du porc. Dans Monsieur, Chessex décrit
comment «j'ai passé des milliers d'heures à ouvrir des jambes fraîches»
pour y engloutir son groin et ses yeux clairs. Aujourd'hui, il ne parle que
de purification: «Je me suis allégé de l'alcool, des nourritures lourdes,
du goût du pamphlet, des réac! tions à ce que l'on pouvait penser ou écrire
de moi.» Le paysage, les choses, les animaux, l'aident en cette tâche. Dans
Monsieur, il écrit qu'il aimait jouer au mort dans les grandes herbes et
qu'il rêve toujours de s'envoler et de flotter, comme Matt Dillon dans
Rusty James. Le pays d'ici lui rappelle «la Provence mythique du Giono que
j'aime, celui de Colline»: «Elle est faite de désert, de désencombrement.
On peut y inventer l'espace de son amour pour le monde.» Le vieux mammifère
sensuel et calviniste a maintenant une jeune femme, ancienne élève, la
tranquillité et six chats, recueillis entre les arbres et les tombes. Il
est président du jury Médicis. Ses bacchantes légèrement raccourcies sont
dissoutes dans une demi-barbe. Elles rappellent moins que naguère la figure
de Flaubert, «j'avais le visage plus rond à l'époque», ou la définition
qu'avait donnée de lui Antoine Blondin: l'archiduc austro-vaudois.
L'archiduc évite désormais le scandale, les bagarres et les ba! rs, toutes
les scories de sa petite légende. Mais parfois, quand il pa rle, sa main
nerveuse se mord elle-même. S'«alléger», voyager sans bagages et sans les
toxines de la vie, dont l'alcool fut sa meilleure métaphore, n'est pas si
facile. Monsieur est fait pour ça. Chessex l'a écrit comme on pratique un
exercice spirituel. «C'est mon bain lustral», dit-il. Le résultat, de brefs
chapitres, rassemble quelques scènes fondatrices d'enfance ou de jeunesse;
la première, «L'urine de l'autre sur moi», les résume toutes. L'enfant
Chessex est caché, dans un placard, avec une fille un peu plus âgée que
lui. Il en rêvait depuis longtemps. D'autres gamins les cherchent. Elle est
assise sur lui. Il sent ses cuisses, sa sueur, sa chaleur, sa gêne. «Tout à
coup je sens une brûlure liquide sur ma cuisse, un jet d'abord entrecoupé
puis qui jaillit, la fille s'est légèrement soulevée, le jet chuinte,
longuement, le liquide chaud coule sur ma jambe, dans ma chaussette,
maintenant dans mon soulier. Et avec lui ruisselle sur moi, en moi, un
étrange flux de bonhe! ur.» Tout Chessex est dans ce furieux terrier
d'Alice: la triste enfance, le secret, l'interdit et leur transgression
ouvrent sur le plaisir final ?celui du sexe et du texte. Monsieur, le mot
n'apparaît qu'à la page 178: «Pour l'heure, Monsieur, j'ai sept ans et je
devine les choses.» Monsieur signifie bien le monde adulte, menaçant,
mystérieux, que l'enfant pénètre avec douleur et enchantement. «C'est aussi
le nom dérisoire du frère du roi, complète Chessex, et c'était naguère
celui des saints: on disait Monsieur Vincent de Paul. Et enfin, chez les
Apaches, Monsieur est un mauvais garçon. Et c'est enfin le nom du cochon.»
Monsieur, c'est l'écrivain qui s'adresse à lui-même et fait l'inventaire
féroce de ses deuils et de ses mythologies. A Fribourg, on a mis Monsieur
dans une vitrine de l'exposition consacrée à saint Augustin. Chessex en est
touché. Il aimerait tant, comme l'évêque d'Hippone, avoir écrit sa vérité
«sans regret, sans complaisance, dans la sobriété des ! aveux». Il a
peut-être écrit, modestement, ses confessions.
(1) De Maurice Chappaz, vient de paraître Evangile selon Judas (Gallimard).
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D. Barton Johnson
NABOKV-L
Date: Wednesday, October 29, 2003 7:51 AM -0500
From: "Sandy P. Klein" <spklein52@hotmail.com>
http://www.liberation.com/page.php?Article=153331#
Livres
Chessex, ogre doux.
Goncourt 1973 avec «l'Ogre», Jacques Chessex le Vaudois, qui a fait ses
classes à l'ombre du trio Paulhan, Aury, Arland, est imbibé de littérature
française. Rencontre en Suisse autour de «Monsieur», confession d'un
amateur de «textes braves» et de chair fraîche.
Par Philippe LANÇON
mardi 28 octobre 2003 (Liberation.fr - 22:51)
Libération.fr vous propose de relire cet article publié le 8 novembre 2001.
Lausanne envoyé spécial
out l'écrivain est dans sa vue. Côté salon, l'impeccable dentelle des Alpes
suisses. Côté bureau, le cimetière du village, coiffé du roux de la forêt.
Le Vaudois Jacques Chessex, 67 ans, pieds nus dans de vieilles baskets,
aime y guetter à l'aube, avant d'écrire, la déception de la chouette: «Quoi
de surprenant, me dis-je alors, que cette amie emplumée se déçoive de ma
distraction dans cette aube claire, au moins s'étonne de ma paresse à
penser aux morts?» Le village de Ropraz est ainsi: un bel endroit pour se
préparer et mourir. Il faut d'abord quitter Lausanne et traverser la plaine
de Sainte-Catherine, où les bandits, sortant du bois, attaquaient les
diligences. «Cette plaine, explique Chessex, a un effet magique. C'est ma
chambre de décompression. Je m'y purifie.» Le village est après le col.
L'écrivain signale une ferme de 1821, «année de naissance de Flaubert et de
Baudelaire», et un petit châtea! u voisin, «Voltaire y a sans doute corrigé
Candide». A Lausanne, il indique la maison où Casanova fut amoureux d'une
femme qu'il fit épouser par un autre; puis il raconte l'histoire dans le
détail, comme si Casanova, parti la veille en pleurant, allait revenir
demain. Poète, romancier, essayiste, Chessex est imbibé de littérature.
Ramuz, Cingria, Constant, Rousseau, Stendhal, Nabokov et Morand, règnent
vivants sur sa campagne suisse comme la chouette sur son cimetière. Il aime
les textes raffinés «comme on raffine le sucre pour pouvoir le consommer.
Ramuz a écrit: "J'aime le bois, la laine, ce sont des choses braves. J'aime
les textes braves: produits par les viscères, l'intelligence, la culture et
l'envie forcenée de faire un livre élémentaire, semblable à aucun autre"».
Son grand-père possédait un portrait en bois gravé de Ramuz et l'enfant
Chessex a vu le génie suisse avant sa mort: «Il allait chercher ses
cigarettes avec sa cape. Je le regardais comme un monstre. Je ! l'ai
ensuite remercié d'avoir traversé le Jura pour être publié à Pari s. Il a
dépassé le complexe du Vaudois.» Surtout, il y a cette langue, née en
territoire hostile: «Les écrivains français, Gide, Mauriac, ne se sont pas
posé la question de la légitimité du langage. Ils avaient une langue de
droit divin. Ramuz a été très contesté. Il lui a fallu trouver sa langue.
Elle n'a rien à voir avec le mistralisme, le grotesque écologisme du
langage. C'est une langue cubiste.» Incarnata (1999) met en scène un
écrivain médiocre qui se réjouit de la mort de Ramuz. Chessex a fait bâtir
sa maison après avoir obtenu le prix Goncourt, pour l'Ogre, en 1973. Il
avait 40 ans. Il buvait depuis le suicide de son père, le 14 avril 1956, et
disait qu'il écrivait parce qu'il avait peur de la mort. L'Ogre raconte
l'histoire et le suicide d'un professeur écrasé par l'ombre d'un père
autoritaire et jouisseur. Chessex, lui, était le fils inconsolable d'un
homme perdu. Dans Monsieur, son nouveau livre, composé de superbes échardes
autobiographiques, il raconte que ce! père, enseignant comme lui, coucha
avec l'une de ses élèves, âgée de 14 ans: «Mais on est en 1939, au fond
d'une terre opaque de gourmandise et d'intrigues, mon père est un notable,
on ne peut rien contre lui, et de toute façon, la jeune fille serait perdue
si la police passait par là.» On la punit en la fouettant, «ses cris
devront entrer dans le cerveau de mon père comme des clous chauffés au
rouge dans la chair du coupable». Chessex entend, voit, comprend; il bande
aussi. «Ce n'est rien», lui dit son père, «et tout à coup je le regarde et
je vois sur son visage, dans son regard, sur sa bouche, une expression
d'égarement que je n'oublierai jamais». Soixante ans plus tard, de ce père
en enfer tant aimé, il écrit: «J'ai dû apprendre avec un mort parfois plus
vivant que moi. Avec un mort puissant dans sa vie, et se tuant comme on tue
le coupable qui doit payer [...] Aujourd'hui je ne souffre plus de ces
choses. Elles n'atteignent plus l'égalité d'humeur que je me souhait! e. Je
me suis allégé aussi de l'inutile peine.» Mais pour cela, il a fallu du
temps. Pendant trente ans, l'alcool a tout alourdi. Chessex l'a pratiqué
«d'une façon continue et scandaleuse», sans jamais lui sacrifier
l'écriture: «Je n'ai jamais écrit ivre.» C'est alors sa permanente liqueur
d'angoisse. L'homme est sanguin. Il boxe en poids moyen. Il joue du
piano-jazz et du banjo. Il lève et gamahuche les femmes. Dans les cafés, il
lui arrive d'étriller le bourgeois qui insulte son père ou le poivrot qui
l'agresse, «ce sont de petites légendes que je ne regrette pas». Un jour,
il est en prison avec des légionnaires. Il leur récite des poèmes de
Baudelaire: «Ils me disaient: "Continue! C'est beau! Continue!"» Il se
marie, divorce, se remarie, a des enfants, est quitte. L'alcool l'éloigne
de tout, sauf de sa page. «Je choisissais mes itinéraires en fonction des
heures, sachant qui je pouvais trouver à tel ou tel endroit. Je buvais
dehors, dedans, comme on buvait dans les années soixante. Au déjeuner,deux
ou trois whiskies, puis une bouteill! e de bourgogne aligoté, puis deux ou
trois bouteilles de rouge, puis la liqueur. Je n'étais pas ivre, mais
complètement alcoolisé. Je pouvais tenir des soirées entières et
j'enterrais le monde.» Le vin infuse les contradictions qui secouent ses
livres. Chessex est un jouisseur calviniste, un protestant pas catholique,
mi-Gide, mi-Claudel. Gide par sa manière de «protester», de «ne pas la
boucler». Claudel par sa jouissance de la «totalité». Affamé de vivre et
soumis au père suicidé. Fou de nature, fou de secret et de vérité. Carabas,
l'Ogre, la Mort d'un Juste, Jonas, Judas le transparent, autant de romans
pour décliner cette rage, dans une langue précisément lyrique. Dans les
années soixante, Chessex n'est pas encore romancier, mais il hante déjà la
vie littéraire. En Suisse, il fréquente Philippe Jacottet, Maurice Chappaz
(1), bientôt Jean Starobinski. A Paris, il commence à publier chez Grasset,
où sont ses amis de jeunesse Yves Berger, François Nourissier, Dominique !
Fernandez. Il lance une revue, Médiations, et écrit dans le temple, la
Nouvelle Revue française, sous l'oeil d'un tandem ambigü et jaloux: Jean
Paulhan et Marcel Arland. La première fois qu'il va chez Paulhan, ils
sifflent à deux trois bouteilles de porto, «Paulhan adorait le porto
rouge». Dans les dîners en ville, Chessex s'ennuie, comme tout le monde, et
il boit encore: «L'hôtesse criait à mes oreilles, l'hôte se faisait valoir,
et moi j'avais le vin. Je me saoulais tranquillement dans mon coin.» La
comédie des autres est une violence difficile à supporter: à cette époque,
«Nourissier n'allait jamais dans une soirée sans avoir deux ou trois
bouteilles de whisky dans le coffre de sa voiture.» Arland, Guillevic,
André Frénaud, Henri Thomas, tous se raidissent dans des cafés parisiens.
L'alcool, pour ces écrivains, baigne le métier de vivre. Le 1er janvier
1988, Chessex promet d'arrêter à deux intimes, et le fait. Une amie lui
avait dit: «Tu est fort, mais l'alcool sera le plus fort.» Le vin, quand il
le dénonce, devient l'ennemi ?mais au! ssi l'explication? de ses livres:
leur envers noir. «C'était une chaîne que je ne pouvais plus porter. Le vin
empêche une appréciation fine du véritable poids des choses. C'est une
espèce de claustrophobie et je déteste les limites. Dans ma vie fragmentée
et organisée d'enseignant, il était mon chant profond.» Dans Lausanne, les
cafés lui tendent les bras comme d'anciens amis. Il ne les regrette pas,
mais on a l'impression qu'il a arrêté de boire la veille. Il se désaltère
avec de la bière sans alcool. A table, il vous accompagne en se servant un
verre de blanc qu'il ne touche pas et qui monte la garde, comme un défi,
entre lui et ses fantômes. Il vous regarde boire en parlant comme personne
du néant dont naît la phrase de Flaubert avant d'y retourner. Il a écrit un
bel essai, Flaubert ou le désert en abîme (1991). En regardant le vin
immobile, il murmure: «Un coeur simple, c'est la perfection. Je l'ai
souvent lu à mes élèves ou en conférence. J'ai toujours vu pleurer qu!
elqu'un à la mort de Félicité. Pourquoi?» Il a été professeur de fr ançais
et d'histoire pendant vingt-cinq ans au Gymnase (lycée) de Lausanne dont il
avait été viré, élève, pour indiscipline. Il est d'une lignée d'enseignants
étymologistes. Sa mère contait les Fables de La Fontaine. Aveugle quelques
années avant sa mort, elle inventait de petites fables, nées de jeux de
mots, que Chessex et sa soeur ont enregistrées. L'écrivain est donc un
conteur. Quand il dit, chaque mot est mis en scène, se détache et vibre du
plaisir d'avoir été pensé et dégluti. Il fouit la phrase avec la bouche
comme il embrasse le sexe des femmes, qu'il décrit et aime tant. Dans
Portrait des Vaudois (1967), il faisait l'éloge du cochon, à la manière
dont Claudel avait fait celui du porc. Dans Monsieur, Chessex décrit
comment «j'ai passé des milliers d'heures à ouvrir des jambes fraîches»
pour y engloutir son groin et ses yeux clairs. Aujourd'hui, il ne parle que
de purification: «Je me suis allégé de l'alcool, des nourritures lourdes,
du goût du pamphlet, des réac! tions à ce que l'on pouvait penser ou écrire
de moi.» Le paysage, les choses, les animaux, l'aident en cette tâche. Dans
Monsieur, il écrit qu'il aimait jouer au mort dans les grandes herbes et
qu'il rêve toujours de s'envoler et de flotter, comme Matt Dillon dans
Rusty James. Le pays d'ici lui rappelle «la Provence mythique du Giono que
j'aime, celui de Colline»: «Elle est faite de désert, de désencombrement.
On peut y inventer l'espace de son amour pour le monde.» Le vieux mammifère
sensuel et calviniste a maintenant une jeune femme, ancienne élève, la
tranquillité et six chats, recueillis entre les arbres et les tombes. Il
est président du jury Médicis. Ses bacchantes légèrement raccourcies sont
dissoutes dans une demi-barbe. Elles rappellent moins que naguère la figure
de Flaubert, «j'avais le visage plus rond à l'époque», ou la définition
qu'avait donnée de lui Antoine Blondin: l'archiduc austro-vaudois.
L'archiduc évite désormais le scandale, les bagarres et les ba! rs, toutes
les scories de sa petite légende. Mais parfois, quand il pa rle, sa main
nerveuse se mord elle-même. S'«alléger», voyager sans bagages et sans les
toxines de la vie, dont l'alcool fut sa meilleure métaphore, n'est pas si
facile. Monsieur est fait pour ça. Chessex l'a écrit comme on pratique un
exercice spirituel. «C'est mon bain lustral», dit-il. Le résultat, de brefs
chapitres, rassemble quelques scènes fondatrices d'enfance ou de jeunesse;
la première, «L'urine de l'autre sur moi», les résume toutes. L'enfant
Chessex est caché, dans un placard, avec une fille un peu plus âgée que
lui. Il en rêvait depuis longtemps. D'autres gamins les cherchent. Elle est
assise sur lui. Il sent ses cuisses, sa sueur, sa chaleur, sa gêne. «Tout à
coup je sens une brûlure liquide sur ma cuisse, un jet d'abord entrecoupé
puis qui jaillit, la fille s'est légèrement soulevée, le jet chuinte,
longuement, le liquide chaud coule sur ma jambe, dans ma chaussette,
maintenant dans mon soulier. Et avec lui ruisselle sur moi, en moi, un
étrange flux de bonhe! ur.» Tout Chessex est dans ce furieux terrier
d'Alice: la triste enfance, le secret, l'interdit et leur transgression
ouvrent sur le plaisir final ?celui du sexe et du texte. Monsieur, le mot
n'apparaît qu'à la page 178: «Pour l'heure, Monsieur, j'ai sept ans et je
devine les choses.» Monsieur signifie bien le monde adulte, menaçant,
mystérieux, que l'enfant pénètre avec douleur et enchantement. «C'est aussi
le nom dérisoire du frère du roi, complète Chessex, et c'était naguère
celui des saints: on disait Monsieur Vincent de Paul. Et enfin, chez les
Apaches, Monsieur est un mauvais garçon. Et c'est enfin le nom du cochon.»
Monsieur, c'est l'écrivain qui s'adresse à lui-même et fait l'inventaire
féroce de ses deuils et de ses mythologies. A Fribourg, on a mis Monsieur
dans une vitrine de l'exposition consacrée à saint Augustin. Chessex en est
touché. Il aimerait tant, comme l'évêque d'Hippone, avoir écrit sa vérité
«sans regret, sans complaisance, dans la sobriété des ! aveux». Il a
peut-être écrit, modestement, ses confessions.
(1) De Maurice Chappaz, vient de paraître Evangile selon Judas (Gallimard).
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NABOKV-L