Littérature Martin Amis : La pop star des lettres anglaises
Entretien - A 49 ans, Martin Amis est une figure centrale de la
littérature britannique. Fils d'une gloire, l'écrivain sir Kingsley Amis,
sa brillante carrière est émaillée de scandales éclatants - de divorce
compliqué en polémiques diverses. Gallimard publie aujourd'hui «
Expérience », un livre qui tient de l'autobiographie et de l'essai sur
lui-même n Propos recueillis par Michel Schneider
Le Point : Après tant de romans et d'essais, pourquoi
êtes-vous passé à l'autobiographie ? Martin Amis : J'avais contre l'autobiographie un profond
préjugé, qui me vient de mon père. L'imagination du romancier est tenue à
l'écart par l'autobiographie. Mais quand j'ai commencé ce livre, j'ai
pensé : il faut que ce soit un plaisir de l'écrire, que j'y trouve une
grande liberté. Il ne s'agit pas de liberté envers la vérité. Mais d'une
liberté avec la forme. Dans tous les sens du mot. Certaines vies ont une
forme, mais la plupart ne sont qu'une accumulation insensée de jours, de
malheurs, de ratages. Pourtant, le romancier doit parfois chercher en
elles l'inoubliable. L. P. : Comme dans vos romans, un nombre incroyable de pages
d'« Expérience » ne parlent que de vos problèmes de dents ? Ecrire, est-ce
pour vous comme une rage de dents ? M. A. : Le sexe et les dents sont très liés : le centre du
masculin me semble concerner l'un et l'autre. J'ai accordé une grande
place à cette question parce que c'était pour moi une obsession très
pénible. Quand quelque chose va mal dans la bouche, c'est plus aigu que
pour d'autres parties du corps. L'être est touché plus profond. La
préhistoire de l'homme - grandes mâchoires et courtes jambes, comme Mick
Jagger - se répète dans l'histoire de nos dentitions. Deux parties du
corps ont ce privilège de nous angoisser : les dents et le pénis. Beaucoup
d'autobiographies accordent au pénis la même importance que moi à mes
dents. L. P. : Votre père semble avoir parlé durement de vous, et
vous le traitez avec une grande tendresse. Sa figure vous émeut-elle ou
vous effraie-t-elle encore ? M. A. : C'est vrai qu'il m'a traité de « petite merde », mais
c'était un cri d'admiration aussi. Il me comparait avec lui au même âge :
ce rejeton de rien a tout de même fait quelque chose ; je pourrais bien en
être fier. Il a commencé à publier à 24 ans et moi à 33, il a eu tôt
l'argent et les femmes, moi pas... Un peu d'envie, sans doute, mais une
envie admirative. L'autre désaccord était politique. Il resta communiste
jusqu'en 1956. Je n'étais pas de son bord. Mais mon avant-dernier livre,
un essai historique, est consacré à Staline et à cette énigme : tant
d'amour et de chagrin en URSS et partout en Europe pour ce tyran. La pire
des choses qu'il ait commises est d'amener ainsi les hommes à l'aimer. De
grandes figures comme Pasternak, qui avait perdu un fils au goulag, ou
Ilya Ehrenbourg n'ont pas cessé de l'aimer. C'est comme s'il avait réussi
à penser à travers leurs pensées. L. P. : Vous insérez dans le cours du récit des lettres de
jeunesse à votre famille. Sont-elles inventées ? M. A. : Non. Trouvées dans la cave de la maison de mon père en
Californie. Ma belle-mère les avait gardées. A 17 ans, j'étais
hypocondriaque, sarcastique, snob, pompeux, migraineux : rien mieux que
ces lettres n'aurait montré celui que j'étais. L'adolescence est un âge
déprimant et épuisé. Un âge de tristesse et d'échec, non de force. L. P. : Peu d'émotions dans vos romans. Est-ce une technique
littéraire, comme chez votre cher Nabokov, ou un trait de perversion
personnelle ? M. A. : Les émotions sont là. Mais il faut les percevoir sous
l'apparente indifférence. Elles sont si fortes qu'il faut les contrôler.
Je dirais que, sous la froideur, une intolérable sentimentalité sous-tend
tout ce que j'écris. Réprimées, éloignées dans mes romans, mes émotions
m'ont submergé dans ces Mémoires. Je n'ai jamais été si ému, si épuisé
d'émotions que durant leur écriture. L. P. : Le point de départ de vos Mémoires fut la mort de
votre père et le fait que désormais vous étiez en première ligne face à la
mort. Ne pourrait-on parler d'une « autothanatographie » ? M. A. : Oui, en tout cas, un face-à-face avec moi-même, laissé
seul par la mort de mes parents. Jusqu'à 40 ans, plus qu'à la moitié du
chemin, on parle de la mort, mais elle n'existe pas. Puis un jour, vous la
voyez venir, à quelques détails dans le miroir, à quelques douleurs
psychosomatiques ici et là. Dans « Expérience », j'évoque deux mortes, mes
deux disparues, ma cousine assassinée et la mère de ma fille aînée, qui
s'est suicidée. Et ma soeur, ensuite. J'ai été comme submergé non par
l'idée de la mort, mais par sa réalité. Ma fille de 3 ans a dit récemment
: « Personne dans cette famille n'est autorisé à mourir. » L. P. : Freud dit quelque part : « Tout se paie ici-bas.
Seule la mort est gratuite. » Qu'en pensez-vous ? M. A. : Mon père a écrit un bref poème : « La mort, pour en passer commande, mon ami Pas besoin de sortir du lit Tout ce dont vous aurez besoin, On vous l'apportera pour rien. » L. P. : Pouvez-vous tout écrire ? Quelle limites ? M. A. : Il y a tant de choses que je n'ai pas révélées ! Philip
Roth dit : « Quand une famille voit naître un écrivain, elle est foutue. »
L'une des raisons qui m'ont fait éviter l'ordre chronologique est que je
ne voulais pas aborder mon premier mariage. Je dis des choses très dures
sur mon père, mais rien que les autres membres de la famille n'aient pensé
aussi. Ce qu'il faut éviter, c'est de porter plainte contre vos parents.
C'est une excuse trop facile, ce vice moderne qui amène un vieillard à
reprocher encore à ses parents l'apprentissage du pot. L. P. : Ne contribuez-vous pas par vos romans, et même par «
Expérience », à une extension de la violence, que par ailleurs dans vos
essais vous déplorez ? M. A. : Je ne suis pas un adepte, et encore moins, comme on le
prétend, un drogué de la violence. C'est notre monde qui est drogué à la
violence et aux armes. La représentation de la violence n'est pas la
violence. Si j'en crois mes instincts, cependant, je suis bel et bien
fasciné par la violence, j'aime la violence. Mais, à dire vrai, elle me
rend malade autant qu'elle m'excite. L. P. : Pour vous, la lutte des classes existe, et aussi la
guerre des sexes. Cela fait de vous un auteur politiquement incorrect.
Pensez-vous qu'il faille en plus prendre en considération désormais un
choc des civilisations ? M. A. : Comme beaucoup, je pense qu'on aurait tort de penser
qu'il s'agit d'une vieille bataille. Al-Qaeda n'est pas archaïque, c'est
un visage de la modernité. Ce n'est pas blanc contre noir, Bush contre
Oussama, modernité contre archaïsme : c'est bien plus compliqué. Il ne
faut pas combattre ces nouveaux ennemis comme relevant de structures
archaïques, paranoïaques, et répondre à la croisade par la croisade. Ils
sont une réponse à la globalisation, très moderne par leur tactique, leurs
moyens. D'un autre côté, c'est bien un choc entre deux sectarismes, deux
fondamentalismes. L. P. : Quelle fut votre position sur la guerre en Irak ?
M. A. : Contre. C'était une guerre irrationnelle, menée par une
Amérique en état de choc. L'énergie de revanche était en partie cynique,
certes, mais aussi en partie confuse et douloureuse. Elle se trompait
d'ennemi comme on déplace une haine, pour assouvir un traumatisme.
L'Europe est kantienne, elle ne peut comprendre la réaction américaine. Je
crois en effet que « les Américains sont de Mars et les Européens de Vénus
». Notre peur dépend de nos armes et de leur puissance. Si vous n'avez
qu'un couteau, vous évitez l'ours dans le bois. Si vous avez un fusil
d'assaut, vous n'hésitez pas à l'affronter. L. P. : Que faisiez-vous le 11 septembre 2001 au matin
? M. A. : J'étais à Londres, travaillant avec une secrétaire. Ma
femme s'est mise à crier dans la pièce à côté et sa peur m'a fait peur.
Comme tous les mardis, je suis sorti faire mon stretching, je suis entré
dans une boutique m'acheter des pastilles à la menthe. Il faisait sombre.
J'ai écorché ma main, qui s'est mise à saigner, et je regardais, hébété,
le sang couler sur ma manche. Dehors, je me demandais pourquoi les gens
respectaient encore les feux, marchaient normalement. Qui pourrait dire
que le 11 septembre n'a pas excité en lui toutes sortes d'instincts et
d'images à la fois de jouissance et d'horreur ? Vous connaissez ce bruit
incroyable des enfants dans la cour de récréation, ce son de panique
joyeuse, de désordre plaisant, de réel explosé ? Mais pendant plusieurs
semaines ensuite j'ai été malade, physiquement, de ces images. C'était une
immense attaque contre la raison. Le terrorisme est cela : la tentative de
miner la raison, de rendre le monde insensé, ! impensable. De pacifiques
avions transformés en armes de destruction massive. Tant d'intelligence
dans ces attentats, tant de brillantes constructions, pour finalement
empêcher la pensée. Il y a là un vertige. Quelque chose d'une comédie
tragique, de l'irréalité de certains enchaînements de Shakespeare, de
l'erreur se faisant passer pour la vérité, de mort infligée au nom de
Dieu, toutes ces contradictions avaient de quoi nous rendre fous. Le temps
est venu où nous ne pourrons plus protéger nos enfants, jamais. La
normalité a sombré. Il n'y a pas de billet de retour au monde d'avant le
11 septembre. L. P. : Que signifient pour vous les notions de gauche et de
droite ? M. A. : Je ne crois pas qu'elles soient complètement dépassées.
Le monde serait plus sombre et plus incompréhensible si ces notions
disparaissaient. Etre contre la guerre en Irak était une position de
gauche, même si Saddam est un fasciste, comme Oussama et Omar sont des
fascistes, et aussi Castro. Faire de la violence non une nécessité à
limiter, mais une valeur à défendre, c'est un point commun aux extrêmes,
comme la prétention à imposer la vérité et à la faire aimer qu'est
l'idéologie. L'idéologie comme la religion ne sont pas en politique des
valeurs de la gauche. L. P. : Dans une nouvelle, vous montrez un monde où les
homosexuels dominent. Etes-vous homophobe ? M. A. : Non. Edmund White, après avoir lu une première version
de cette histoire, m'a dit : « Vous n'êtes pas très gentil pour les
homosexuels. » J'ai répondu : « Non, en effet, pas très gentil. » Mais il
m'a aidé à la récrire, en me suggérant les plus détestables travers
communs du comportement homosexuel. Je suis « phobe » d'une seule chose,
qui a des conséquences historiques funestes : être homosexuel et ne pas le
savoir, comme Hitler, qui était « queer » et voulait le nier en défendant
un machisme déformé en culte de la force armée. Ou chez le tueur en série
qui assassina ma cousine, avec sa haine de la femme et de l'innocence. L. P. : Votre dernier livre ? M. A. : « Yellow Dog », un roman. Je l'écrivais au moment du 11
septembre. Sur la couverture, sous mon nom, un avion, comme dans le livre.
Ses deux ailes jettent une ombre sur les deux L du titre. Je l'ai remarqué
ensuite
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