Promenade dans le rêve de Pierre, un hors série du Figaro Sébastien Lapaque [29 mai 2003] Selon Julien Gracq, nul bonheur n'est plus complet que d'épouser la forme d'une ville. Michel De Jaeghere, Irina de Chikoff, Hélène Carrère d'Encausse, Lorraine de Meaux, Vincent Trémolet de Villers, Isabelle Schmitz, Solomon Volkov, Jean des Cars, Patrick de Saint-Exupéry et Jacqueline Thuilleux s'y sont employés, arpentant Saint-Pétersbourg, du château Saint-Michel au théâtre Mariinski, avant de franchir la Neva pour rallier le jardin Alexandrovski et la cathédrale Saints-Pierre-et-Paul. Belle manière de renouer avec l'ardent «désir de marcher» que Joseph Brodsky éprouva naguère le long des quais de granit de la Neva. Superbement illustré, le hors-série du Figaro qui paraît ces jours-ci est une promenade en étrange pays or et bleu, peuplé de fantômes et de vivants, une traversée du brouillard et une remontée de sentiers sous la neige, un bon livre dans la poche et la tête pleine de songes. L'ombre choisie de Pierre le Grand, tsar guerrier et fondateur de la ville en l'an de grâce 1703, rôde toujours au septentrion de la cité, entourée des spectres des boyards, des moujiks, des serfs et des marchands que le maître de toutes les Russies réquisitionna pour réaliser son rêve. Son ambition n'était pas insensée : il s'agissait de rééquilibrer sa vieille patrie à l'ouest. Deux siècles et demi avant Brasilia, la «capitale de l'espoir» créée ex nihilo au coeur du sertao brésilien, Saint-Pétersbourg est la première ville utopique de l'histoire, un songe prométhéen destiné à faire école. Irina de Chikoff éclaire ce singulier «rêve de Pierre» en restituant douze journées qui firent la ville hier et aujourd'hui. Des frasques de Catherine II à la chute du palais d'Hiver, les pages glorieuses alternent avec les pages tragiques. Dans les méandres de la Neva, l'histoire s'écrit volontiers comme une légende. Les écrivains n'y ont pas peu contribué. Selon Joseph Brodsky, «la littérature russe est née avec l'apparition de Saint-Pétersbourg». Maître d'un remarquable collectif consacré à la ville de Pierre le Grand (1), Lorraine de Meaux lui donne raison en rappelant les liens étroits qu'entretinrent Pouchkine, Gogol, Dostoïevski et Nabokov avec la ville adulée et haïe. «Une ville où les gens sont à moitié fous», écrira, ivre de dépit et d'amour déçu, le rugueux Dostoïevski dans Crime et châtiment. La ville de tous les regrets, qui tient à la fois de Budapest par son caractère massif et de Venise par la grâce des soirs d'or et des matins glacés. Plaisir ultime, la promenade dans le Saint-Pétersbourg d'aujourd'hui est conduite par Patrick de Saint-Exupéry, qui rappelle que la ville est restée une ambassade tournée vers l'ouest, une porte ouverte qui n'a rien perdu de sa froideur glacée, de sa raideur militaire et de son mystère. (1) Saint-Pétersbourg, histoire, promenades, anthologie et dictionnaire, sous la direction de Lorraine de Meaux, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 29,95 Û.
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