Littérature étrangère Comment ça s'écrit
Quand les souris
rient
Par Mathieu
LINDON
jeudi 06 mars 2003
Aleksandar Hemon «Si j'avais vécu dans un rêve, j'aurais rêvé d'être quelqu'un
d'autre, une petite créature enfouie à l'intérieur de mon propre corps,
agrippée, toutes griffes dehors, aux parois de mon torse un cauchemar
récurrent.» C'est la première phrase de L'espoir est une chose
ridicule. Plus tard, il y aura une souris à massacrer, qui dérange le couple
constitué de Rachel, l'Américaine, et de Jozef Pronek, l'immigré bosniaque. Il
se sert d'un livre pour le boulot, Rachel lui en a tendu un. C'est
l'Idiot, il refuse. La Mort à Venise en poche fera mieux
l'affaire. Mais la souris survit. Il faut tâcher de la noyer, elle est
increvable. « Je n'ai jamais vu la souris comme celle-ci. De souris comme celle-ci. Quoi De souris comme celle-ci. Et pas la souris comme
celle-ci. Pourquoi il faut tout le temps que tu me corriges Aleksandar Hemon est né à Sarajevo en 1964 et s'est installé à
Chicago en 1992. Cela donne ce dialogue, repris en quatrième page de couverture
par l'éditeur, dans De Bosnie. Je suis désolée. Mais maintenant je vis ici, depuis cinq ans. Je suis encore plus désolée. Ce n'est pas votre faute.» Aleksandar Hemon prétend avoir appris l'anglais en cherchant
chaque mot inconnu dans le dictionnaire en lisant
L'espoir est une
chose ridicule
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Johan-Frédérik Hel
Guedj. Laffont, «Pavillons», 312 pp., 20 €.
Et la souris finit le chapitre en meilleur état que la relation entre ses
deux apprentis meurtriers. Il y a encore une souris à la toute fin du livre.
«Je suis allongé dans le noir, les yeux ouverts, paralysé, je me mordille
l'articulation de l'index, et j'attends que le mal surgisse de cette boule de
fourrure toute palpitante de vie, et qu'elle fonde droit sur moi, ce qu'elle a
fait. Maintenant, elle est en moi, elle me griffe les parois de la poitrine,
elle tente de sortir, et je ne peux rien faire pour l'en empêcher. Alors je me
lève.» Le rêve d'être quelqu'un d'autre, parfois, est un mauvais rêve. La
métamorphose, souvent, tourne mal.. «D'où
êtes-vous ? lui demanda-t-elle. était
déjà le titre original de De l'esprit chez les abrutis (celui de
L'espoir est une chose ridicule est Nowhere Man, qui est aussi le
titre du dernier texte, l'éditeur français tire manifestement les livres
d'Aleksandar Hemon vers leur côté le plus fantaisiste, ce qui ne semble pas un
contresens). L'écrivain déclara à la sortie de la traduction de ce premier livre
(voir Libération du 2 novembre 2000) : «Je ne suis pas "exilé" à la
façon de Joyce. Je suis plutôt un immigrant : ça veut dire que grâce aux
nouvelles technologies, au Net, au téléphone, les immigrants restent en réseau.
Or le langage aussi est un réseau et écrire, c'est se brancher sur ce réseau, le
secouer et toucher le plus de monde possible. Voilà pourquoi j'écris en anglais.
(...) La question de Bruno, c'est "Que serait notre vie si Bruno était là
?" J'ai enseigné l'anglais dans une école juive et un! jour, c'était Hannoukkah,
il y avait des petites filles qui dansaient et j'ai pensé "une fille comme ça
est morte en 1939, que je n'ai jamais connue". [Dans «Pâque juive», le
premier texte de L'espoir est une chose ridicule, le narrateur cherche un
poste d'enseignant dans une école juive, et c'est Pessah. Les derniers mots du
texte sont «Où es-tu ? Où vas-tu ?», ndlr.] C'est comme l'écrivain
polonais Bruno Schulz, assassiné par un S.S. en 1942. Que serait-il devenu ?
Quand je suis revenu à Sarajevo, il y avait des gens que je ne connaissais pas
forcément dont les visages me manquaient. Mais avec ces réseaux qui se forment,
chaque perte devient personnelle. Du coup, la seule façon de rendre les gens
présents, c'est d'inventer des histoires à leur propos.», et il y a
quelque chose du chef-d'oeuvre de Nabokov dans son propre travail. En racontant
une histoire de Bosniaque immigré, c'est aussi une espèce de satire du mode de
vie américain qu'il propose (comme Nabokov, il nierait certainement, avec une
fourberie humoristique, oser la moindre critique contre son merveilleux pays
d'accueil). Que Jozef Pronek soit en contact avec des Américains typiques
complètement atypiques quand il fait du porte à porte au bénéfice de Greenpeace
ou avec des gays tout ce qu'il y a de plus libérés quand il aime Rachel, c'est
un monde pour le coup vraiment étranger qu'il a à déchiffrer comme dans ces
histoires d'espions dont Aleksandar Hemon raffole, un monde qui s'accroche
cependant à lui, jusqu'aux parois de son torse et de sa poitrine, comme une
souris.